INTRODUCTION
1. La notion de préavis est associée au contexte d’une rupture, en particulier depuis l’introduction dans le droit des nouveaux articles L. 442-11 du Code de commerce et 12112 du Code civil. La fonction du préavis est, dans cette hypothèse, d’informer le cocontractant qui n’a pas pris l’initiative de la rupture de la survenance de cette dernière, afin qu’il puisse aménager les conséquences juridiques et financières de la disparition du contrat.
L’acte de préavis n’est cependant pas limité à la cessation d’une relation. Ainsi, « tout délai d’attente légal ou d’usage qui doit être observé entre le moment où une personne est informée d’une mesure qui la concerne et la date à laquelle cette mesure s’appliquera effectivement »3 peut être qualifié de préavis, si bien qu’il faut parler de préavis en présence de :
- Suspension du contrat : annonce de grève4 ; grossesse de la femme salariée5 ; congés du salarié6 ;
- Dénonciation des conventions et accords collectifs de travail7 : la dénonciation desdits accords est subordonnée au respect d’un préavis de trois mois ;
- Changement des usages d'entreprise8 : la dénonciation des usages d’une entreprise, tel l'octroi d'une prime de fin d'année aux salariés, est subordonnée au respect d’un préavis suffisant9 ;
- Changement d'un concours bancaire10 : la réduction d'un concours bancaire à durée indéterminée est subordonnée au respect d’un délai minimal de préavis11 ;
- Changement de certains contrats de consommation12 : la modification des contrats de consommation par le prestataire est subordonnée au respect d’un préavis, qu’il s’agisse de contrats de fourniture d’énergie13 ou de contrats de services de communications électroniques14.
Cependant, nous limiterons notre étude à la cessation des relations contractuelles, c’est à dire la subordination de la résiliation unilatérale15 des contrats synallagmatiques à l’exigence de la notification écrite de l’intention de rompre dans un délai raisonnable.
Pour certains types de contrats, la subordination de la résiliation à un préavis de plusieurs mois est inopportune car les parties peuvent facilement trouver de nouveaux partenaires contractuels, telles que les relations de bailleur à preneur16 à bail ou le lien d’employeur à employé1718. Ainsi, bien que les relations susvisées puissent être de longue durée, les durées de préavis sont comparativement plus courtes que celles que nous allons étudier. Dans la mesure où les enjeux sont différents, nous exclurons donc ces contrats de notre étude. De la même façon, les règles relatives aux contrats de consommation ne seront pas examinées en détail dans ce travail car, de manière générale, ces contrats sont de courte durée et/ou sont pleinement réglementés par la loi.
2. Au lieu de cela, l'accent sera mis sur les contrats commerciaux, sauf dans les cas où lesdits contrats sont régis par la loi. Ces cas ne seront pas traités dans ce qui suit, car nous espérons dégager les principes généraux et non des applications particulières, donc contingentes, du préavis. Ainsi, il ne sera pas traité de l’agence commerciale19, du contrat de voyageur-représentant-placier20 ou de la distribution automobile21.
Les principes relatifs au préavis s’appliquent à tous les contrats commerciaux qui n’appartiennent pas à une catégorie spécifique. En effet, l’article 1211 du Code civil a introduit le préavis dans le droit commun. Il est relatif au contrat conclu pour une durée indéterminée et énonce un principe, assorti d’une condition. Selon l’article 1211, les contrats à durée indéterminée peuvent être librement rompus, à la condition de respecter le délai de préavis « contractuellement prévu » ou, en l’absence de clause, une « durée raisonnable ». Cet article doit s’articuler avec l’article L. 442-1 (ancien L442-6, 5°) du Code de commerce qui sanctionne le défaut de notification écrite dans un délai raisonnable. Les domaines juridiques dans lesquels cette question est la plus pertinente sont les contrats à long terme tels que : les contrats de fourniture ou d’approvisionnement, les contrats promotionnels, les contrats de garantie commerciale, les projets « clés en main », les contrats de franchise, la concession exclusive ou sélective, les joint-ventures, les contrats de capital-risque, les services de gestion, etc.
L’objet de cette rechercher est de savoir s’il existe des principes généraux relatif au préavis, et le cas échéant, comment doivent être compris ces principes. Nous souhaitons souligner un point essentiel. L’exigence d’une notification de l’intention de rompre dans un délai raisonnable est universelle. Qu’elle soit appelée « ordentliches Kündingung » en droit allemand ou « termination by notice » en droit anglais/américain, tous les droits (d’origine savante ou nationale), tels que recensés, non exhaustivement, connaissent le préavis :
Source | Contenu |
---|---|
UPICC | « Chacune des parties peut résilier un contrat à durée indéterminée en notifiant un préavis d’une durée raisonnable. »22 |
PECL | « Un contrat à durée indéterminée peut être résilié par l'une ou l'autre des parties moyennant un préavis raisonnable. »23 |
DCFR | « Lorsque, dans un cas d’exécution continue ou périodique d’une obligation contractuelle, les termes du contrat ne précisent pas quand la relation contractuelle doit se terminer ou ne la terminera jamais, il peut être résilié par l’une ou l’autre des parties moyennant un délai raisonnable. de préavis. Pour déterminer si un délai de préavis est raisonnable, on peut tenir compte de l'intervalle entre les exécutions ou les contre-exécutions »24. |
ALL | En droit allemand, la règle, bien qu’elle ne soit pas énoncée expressément, découle du principe de la bonne foi (Treu und Glauben) énoncé au § 242. du code civil allemand. La Cour suprême allemande l’a déclaré, par exemple, dans une décision du 13 janvier 1959 concernant un contrat d’imprimerie. |
USA | « La résiliation d'un contrat par l'une des parties, sauf lorsqu'un événement convenu se produit, nécessite qu'une notification raisonnable soit reçue par l'autre partie et qu'un accord de dispense de notification est invalide si son fonctionnement est abusif. »25. |
Ita | « Si la durée du contrat est indéterminée, chacune des parties peut résilier le contrat moyennant un préavis conforme aux stipulations contractuelles ou aux usages ou, à défaut, dans un délai raisonnable, compte tenu de la nature du contrat. »26 |
ANG | Le droit de résiliation des contrats à durée indéterminé moyennant un préavis raisonnable a pour origine l’intention des parties qui ne peuvent avoir voulu que le contrat dure éternellement (Staffordshire Area Health Authority v South Staffordshire Waterworks Co [1978] 1 WLR 1387). Lorsque ce droit est reconnu, les tribunaux ne sont généralement pas disposés à reconnaître que l’intention des parties est de donner un droit de résiliation sans préavis, sauf en cas de juste motif (Jani-King (GB) Ltd c. Pula Enterprises Ltd [2007] EWHC 2433).27 |
BEL | « Lorsqu'une concession de vente soumise au présent titre est accordée pour une durée indéterminée il ne peut, hors le manquement grave d'une des parties à ses obligations, y être mis fin que moyennant un préavis raisonnable ou une juste indemnité à déterminer par les parties au moment de la dénonciation du contrat. |
Comment expliquer cette universalité ? Pourquoi l’obligation de notifier son intention de rompre dans un délai raisonnable est-elle une constante indépendante des droits nationaux, des clauses contractuelles ou du secteur dans lequel prend place la relation ? Pourquoi retrouve-t-on constamment la référence à une durée indéterminée et l’influence des longues relations ?
Nous allons voir que le préavis est causé par la nature même de la vie des affaires. Le préavis est la solution naturelle pour limiter les coûts de redéployabilité et d’opportunisme nés de l’exercice sans contrainte du droit de rompre. Le préavis est une solution efficiente car une limitation d’une autre nature du droit de rompre serait incompatible avec la fonction disciplinaire de la rupture, qui permet de gérer les abus nés de la nature même de la vie des affaires.Nous pouvons représenter ce raisonnement sous la forme suivante, où les lemmes soulignés sont les points que nous souhaitons développer :
3. Pour comprendre l’importance du préavis, manifesté par son caractère universel, il faut commencer par comprendre quelles sont les raisons immédiates de la norme. Le préavis est nécessaire parce que chaque partie est libre de rompre son contrat or la rupture de ce dernier engendre des coûts qu’il est désirable de minimiser (1/), ce que permet le préavis (2/).
1/ La liberté de rompre peut créer des coûts
4. La rupture du contrat crée des coûts pour la partie qui subit la rupture, que nous dénommons coûts de redéployabilité. Ces derniers sont les coûts ponctuels que le contractant associe à sa réorganisation ou à sa réorientation. Les coûts de redéployabilité ne doivent pas nécessairement être limités à des coûts objectifs « économiques ». La victime d’une rupture peut supporter divers coûts tels que « les coûts de recherche, les coûts de transaction, les coûts d’apprentissage, les réductions pour les clients fidèles, les habitudes de consommation, les coûts émotionnels et les efforts cognitifs, en plus des coûts financiers, du risque social et psychologique »29.
La rupture a deux effets : elle contraint les parties à trouver un partenaire de substitution et elle éteint les effets du contrat. Ces deux effets sont associés à deux types de coûts. La rupture engendre des coûts causés par la substitution du cocontractant, recensés dans le tableau qui suit, ainsi que des coûts causés par la disparition du contrat énumérés plus bas.
Coûts de substitution de cocontractant30
5. En plus des coûts associés à la substitution de l’ancien partenaire, des coûts sont susceptibles d’être causés par la disparition de la relation. Nous appellerons ces coûts « obstacles à la sortie de la relation », par référence aux « coûts de sortie » dégagés par le modèle des cinq forces de Porter31.
Obstacles à la sortie de la relation32
6. Au-delà des simples coûts directs causés par la rupture, il existe un coût d’une autre nature : un coût d’opportunisme. En effet, l’exercice, sans contrainte, de la faculté de rompre est de nature à induire la crainte, chez la partie qui n’est pas à l’initiative de la rupture, que ses profits soient expropriés.33 Par exemple, l'agent commercial qui a développé un nouveau marché rentable pour le mandant s’expose à la rupture opportuniste de son contrat d’agence : au lieu de compter sur l'agent, le mandant peut traiter directement avec les clients afin d'économiser la commission versée à l'agent.34 Demême, en l’absence de contrainte, le franchiseur est susceptible d’utiliser la rupture du contrat pour s'approprier les points de vente les plus rentables du réseau. En d'autres termes, la liberté de rompre le contrat fait peser sur les franchisés la menace qu’une fois qu'ils ont rentabilisé un marché, le franchiseur s'approprie alors les bénéfices du point de vente, soit en l'exploitant directement, soit en le vendant à un nouveau franchisé dans le cadre d'un contrat comportant des redevances plus élevées35.
On peut généraliser ces observations en remarquant, avec la Commission européenne et la Commission d'Examen des Pratiques restrictives de Concurrence, que l’utilisation opportuniste de la faculté de rompre est « l'un des vecteurs essentiels de pratiques commerciales déloyales ». La menace d'une rupture contractuelle constitue un moyen d'intimidation pour obtenir des contreparties disproportionnées et créer ainsi les conditions d'un déséquilibre entre les parties d'un contrat.36 Or ces comportements devraient être dissuadés car ils gaspillent directement les ressources de la partie dont le contrat a été rompu37.7. Le droit de rompre peut-être exercé de façon opportuniste et, dans tous les cas, génère des coûts de redéployabilité. Or, dans la mesure où le coût de la rupture ne reflète pas le coût réel de l’opération, la rupture d’un contrat est de nature à distordre la compétition et à faire disparaître les avantages nés d’une libre concurrence.38 Il s’en déduit que l’exposition de la partie qui n’est pas à l’origine de la rupture à des coûts qu’elle n’a pas choisi d’engager justifie le principe d’une limitation du droit de rompre. Le traitement de ces coûts semble avoir été traité par l’exigence d’un préavis dans toutes les économies modernes. Il faut ainsi nous interroger sur les moyens par lesquels l’exigence d’un préavis minimise les coûts de la rupture.
2/ Le préavis permet de réduire les coûts de la rupture
8. Comme nous l'avons déjà noté, un droit de rupture illimité pourrait induire des comportements opportunistes et n’incite pas l’auteur de la rupture à intégrer les coûts de redéployabilité subis par l’autre partie dans sa prise de décision. Nous verrons par la suite que la liberté de rupture est un instrument essentiel des relations commerciales39. Cela rend tous les régimes interdisant ou limitant excessivement le droit de rupture inopportuns et inefficaces40. Il faut donc trouver une solution qui préserve l’efficacité du droit de rompre tout en minimisant les coûts nés de la rupture.
Pour remédier à ces effets indésirables tout en conservant l’effectivité du droit de rupture, la solution qui a émergé naturellement est d’octroyer un préavis à la partie subissant la rupture. Nous allons maintenant nous efforcer de montrer que le préavis est une limitation efficiente du droit de rompre car il réduit les coûts associés à la rupture pour chacune des deux parties.
- Le préavis permet de réduire les coûts associés à la rupture pour la partie qui n’en est pas à l’initiative
9. Analytiquement, une solution qui permettrait de minimiser les coûts de la rupture supposerait de réunir au moins trois conditions :
- la partie qui n’est pas à l’initiative de la rupture doit être apte à prendre les mesures de nature à minimiser les coûts :
- des mesures de nature à minimiser les coûts existent ;
- la partie qui n’est pas à l’initiative de la rupture doit avoir le temps de prendre les mesures de nature à minimiser les coûts.
Bien que d’autres solutions existent (clauses post-contractuelles41, intégration verticale42, promesses de contrat « optionnel »43, clauses de renégociations « ex-ante »44, …) le préavis est une solution efficace dans la mesure où il réunit les trois conditions susvisées.
- Le préavis rend la partie apte à prendre des mesures car elle est informée de l’intention de rompre.
- Le préavis est une mesure de nature à minimiser les coûts caril permet la poursuite du contrat, ce qui minimise dans une certaine mesure les coûts listés précédemment. Ainsi les économistes reconnaissent cette fonction lorsqu’ils affirment que « La notification préalable de l'intention de rompre permet à la partie qui subit la rupture de s'adapter à l'évolution de la situation ou de s'abstenir d’engager de nouveaux coûts liés à la continuation du contrat. »45Par exemple, la poursuite du contrat donne à la partie qui n’est pas à l’origine de la rupture, le pouvoir d’éviter le surcoût né du pouvoir de négociation excessif consenti à un partenaire recherché dans l’urgence.
- Le préavis donne à la partie qui n’est pas à l’initiative de la rupture le temps de prendre les mesures de nature à minimiser les coûts carle préavis contraint la partie à l’initiative de la rupture de respecter une période d’origine soit volontaire soit raisonnable. « Ainsi, un accord muet sur la durée ne peut être résilié avant l’expiration d’un délai raisonnable. Ceci, bien sûr, est quelque peu vague, car un délai raisonnable variera d’une affaire à l’autre. Comme indiqué précédemment, il est toutefois logique, sur le plan économique, qu’un franchisé qui acquitte une redevance forfaitaire et investit dans des installations, des stocks, du matériel, de la formation, etc. ait un droit à la poursuite du contrat jusqu’à la récupération de ces coûts »4647.
- Mieux encore, certains économistes entendent démontrer que le préavis est, sous certaines conditions, un instrument d’efficience économique : « Cet article montre comment les considérations temporelles, en particulier celles concernant la durée des contrats, affectent la théorie des contrats incomplets. Le temps est non seulement une dimension de la relation, mais également une variable pouvant être incluse dans les contrats. […]. Nous montrons qu’un investissement efficient peut être induit […] par le biais d'un […] contrat à durée indéterminée permettant la résiliation unilatérale avec préavis. »4849
10. Après avoir vu que le préavis permet de réduire les coûts de la rupture pour la partie qui n’en est pas à l’origine, il est nécessaire de se demander, dans un souci d’efficience, si le coût imposé par le préavis à l’auteur de la rupture n’est pas excessif.
- Le préavis n’impose pas des coûts excessifs à la partie qui n’en est pas à l’origine
11. Le préavis n’engendre, généralement, pas de dépenses que l’auteur de la rupture est contraint de supporter. Par coût subi par la partie qui est à l’initiative de la rupture, on entend la perte des opportunités, avantages, ressources et biens que la partie aurait obtenus si les ressources mobilisées par la poursuite de la relation avaient été disponibles50.Parmi les opportunités susceptibles d’être perdues du fait du maintien forcé de la relation, on peut relever : l’impossibilité d’améliorer la qualité des produits, de réagir aux perceptions, besoins et préférences de ses client ; d’obtenir des conditions (service, prix, frais, talent, connaissance, innovation) meilleures, d’améliorer les qualités du partenaire (culture organisationnelle, l'image de marque, partenariat) ou de se diversifier.51
Nous pouvons remarquer que l’exigence d’un préavis est subordonnée au fait qu’il faut minimiser les coûts de la rupture, mais ce problème pourrait être simplifié en supprimant la liberté de rompre. Qu’est ce qui justifie que la liberté de rupture soit une constante universelle52 ? Selon nous, les contrats de longue durée ont une force obligatoire diminuée dans la mesure où ils sont incomplets et que les inexécutions contractuelles sont généralement invérifiables, ce qui incite les parties à tricher (3/) ; or la rupture est justement un instrument de prévention contre ce type d’opportunisme (4/).
3/ Les contrats longue durée sont « imparfaits », ce qui encourage l'opportunisme
12. Les contrats de longue durée sont « imparfaits ». Si les contrats de longue durée pouvaient prévoir l'intégralité des évènements possibles, alors ils seraient la technique parfaite pour organiser la relation entre les parties de façon efficiente. Cependant, les contrats complets sont une construction conceptuelle. Les contrats existant dans le monde réel ne sont jamais exhaustifs en raison :
- des ambiguïtés et des indéterminations engendrées par l’utilisation du langage naturel53 ;
de la rationalité limitée des parties, qui les empêche de parfaitement anticiper toutes les éventualités futures54.
Les inexécutions des obligations des contrats de longue durée sont généralement invérifiables. De nombreuse obligations contractuelles posent des problèmes de mesure insurmontables, en particulier lorsque les comportements attendus sont multidimensionnels, tel que les obligations d’assistance, les obligations de négociation, les obligations de prestation conforme, les obligations d’ingénierie, les obligations de communication de savoir-faire etc. Les chances que ces comportements contractuels non conformes puissent être démontrés, de manière suffisamment convaincante, à un tribunal sont très faibles55.
14. Nous souhaitons ainsi développer l’idée selon laquelle l’imperfection des contrats de longue durée génère de l’opportunisme au moyen d’exemples tirés du contrat de franchise. Les franchiseurs et les franchisés sont tous deux incités naturellement à agir dans leur propre intérêt si leur intérêt individuel diverge de la poursuite de l’intérêt commun. Les franchisés qui n’ont qu’un droit résiduel sur les bénéfices générés par leurs propres points de vente56 peuvent ne pas toujours se comporter de manière optimale du point de vue du franchiseur. « Ce que les [franchisés] possèdent est différent de ce que le franchiseur possède, et leurs objectifs diffèrent donc également »57. « Le franchisé se concentre sur la maximisation des bénéfices de son ou ses points de vente, tandis que le franchiseur se concentre sur les bénéfices de la chaîne dans son ensemble. Ces deux objectifs, bien que globalement cohérents, ne sont pas les mêmes et n'impliquent pas toujours le même comportement souhaité au niveau du point de vente »58.
Ainsi, la forme la plus courante d'opportunisme dans le secteur de la franchise, causée par l’imperfection du contrat, est le free-riding59. Cette pratique est caractérisée lorsque le franchisé rejoint un réseau très reconnu mais limite intentionnellement les efforts et les investissements qu'il apporte à l’entreprise commune. En bref, ce ne sont que les efforts et la marque du franchiseur qui génèrent des clients pour les affaires de ce franchisé.
Ce type de comportement est contraire à l’intérêt commun car, si chaque franchisé ne s’efforce pas de respecter les principes et les qualités attribuées à la marque, alors la réputation de cette dernière est susceptible de se détériorer60. Ainsi, un client visitant un point de vente où le personnel est désagréable ne visitera probablement pas d’autres unités de la même franchise en raison de sa mauvaise expérience. La marque commune permet aux clients de punir la chaîne à cause du comportement d’un seul franchisé. Cela signifie que la tarification, la qualité des produits, la gamme, la propreté, le comportement du personnel, etc. de chaque point de vente affectent non seulement les achats futurs qu'un client effectuera sur un point de vente donné, mais également sa décision de fréquenter d'autres points de vente de la même chaîne.61 Cependant, le franchisé ne supporte pas le coût de cette diminution des ventes dans tous les autres points de vente et ne prend donc pas en compte ce coût dans ses décisions. Il en résulte que le franchisé est incité à sous-investir dans la qualité de ses produits ou à facturer des prix plus élevés que ceux que la chaîne juge optimaux.62Dans la mesure où l’intérêt personnel du franchisé diverge de l’intérêt commun au réseau, nous sommes dans une situation telle qu’en l’absence de prévention des comportements opportunistes par une solution adéquate, l’imperfection du contrat de franchise est de nature à compromettre l’utilité économique de l’opération.
15. Nous espérons ainsi avoir démontré que la force obligatoire des contrats de longue durée est imparfaite. Ce fait a pour conséquence d’imposer la recherche d’une solution alternative au traitement judiciaire des inexécutions contractuelles si l’on souhaite prévenir l’opportunisme. La solution qui a émergé universellement est la faculté de sanctionner le comportement opportuniste d’une partie par la rupture de son contrat.
4/ La liberté de rompre est un outil dE DisciplinE des contrats DE LONGUE durée
16. L’imperfection des contrats de longue durée contraint les parties à trouver un substitut à l'intervention judiciaire pour encourager les actions conformes à l'intérêt commun des contractants.
17. En premier lieu, le contrat peut substituer une obligation dont la violation est facilement vérifiable à des obligations invérifiables63. Le créancier peut alors faire usage des recours légaux pour sanctionner la violation de l'obligation substituée. Par exemple, au lieu d'imposer une obligation de promotion, les parties peuvent convenir d’une redevance mensuelle dont le versement alimente un fonds destiné à assurer la promotion du réseau.64
18. En second lieu, le contrat peut contenir des clauses qui tendent à réduire les avantages et à augmenter les coûts du comportement non-coopératif65. En d’autres termes, les parties peuvent essayer d’introduire dans le contrat des clauses qui ont un caractère auto-contraignant66 telles que :
- imposer des territoires exclusifs aux distributeurs, de sorte que ces derniers bénéficient directement de la promotion et des services associés au produit67;
- imposer une obligation d'approvisionnement exclusif au distributeur, de sorte que tricher sur la qualité est plus coûteux68;
- imposer des conditions d'achat minimales ;
- créer une quasi-rente69.
Les quasi-rentes sont les sommes dont la perception est liée à la poursuite du contrat. Il s'agit d'une rente, dans la mesure où il s'agit de la perception d'un revenu. Cependant la subordination de la perception de la somme au maintien de la relation conduit à appeler ces dernières « quasi-rente ».
Une quasi-rente existe lorsque l’on fait un investissement, puis qu’on en tire un revenu sans avoir à faire d’investissement supplémentaire. Par exemple, un postulant à une franchise va investir dans les droits d'entrée, puis obtenir des revenus dépendant de la marque licenciée si le contrat de franchise se poursuit. De même, le concessionnaire contraint de louer son point de vente ne peut obtenir des revenus que si le contrat de location est maintenu. En conséquence, il devient très coûteux de tricher puisque le franchiseur ou le concédant peut mettre fin au contrat à tout moment.70
Si les conditions du contrat sont convenues de sorte que l'autre partie (le distributeur, le franchisé le fournisseur, etc.) espère générer des revenus à la condition que la relation perdure, alors cette partie est naturellement incitée à éviter tout comportement négatif pouvant déclencher la fin de la relation, même si ce fait ne peut pas être démontré avec une force probante suffisante devant un tribunal. « Ainsi, les droits de résiliation et les droits de non-renouvellement sont au cœur du concept de contrat auto-contraignant 71».
19. Nous pensons ainsi avoir démontré que le droit de rompre est un outil disciplinaire qui peut servir à sanctionner les comportements non-coopératifs. Il est possible d’apercevoir le conflit d’intérêts que le droit doit concilier. D’une part, il faut minimiser les coûts de la rupture. D’autre part, des limitations excessives au droit de rompre peuvent avoir des effets contre-productifs. Le préavis permet de concilier ces exigences contradictoires en offrant au parties un droit de rupture qui n’est limité que par l’octroi d’un préavis. Le préavis est une solution qui concilie ces intérêts contraires dans la mesure où il permet de minimiser les coûts nés de la rupture tandis qu’il n’impose pas des coûts excessifs à l’auteur de la rupture. La question qui émerge alors est de s’interroger sur l’un des postulats qui sous-tend ce raisonnement. Si les contrats de longue durée sont imparfaits, alors pourquoi existent-ils ? Si l’on pouvait se limiter à utiliser des contrats de courte durée, l’exigence d’un préavis n’aurait plus de fondement.
5/ Le choix de relations longue durée est une strategie contre l’opportunisme généré par la vie des affaires
20. Dans les relations de longue durée, le contrat sert à former des prévisions rationnelles sur le comportement de l'autre partie. Les relations de longue durée sont composées de séquences d'anticipations rationnelles : prévoir les approvisionnements futurs de biens et services, prévoir le prix payé, prévoir les conséquences d'un risque ou prévoir des procédures qui limitent les coûts de coordination. Si ces problèmes n'existent pas dans les échanges où les parties peuvent limiter leurs prévisions à des échéances courtes, ils sont déterminants dans les relations de distribution ou de production qui impliquent des interactions répétées. Cependant, comment expliquer le fait que les parties cherchent naturellement des relations de longue durée ? Nous allons tenter de démontrer le fait que les relations de longue durée sont une stratégie rationnelle mise en place par les individus pour limiter les incitations à tricher.
21. Les agents économiques sont confrontés à la nécessité de coopérer avec des individus motivés, dans une certaine mesure, par leurs intérêts personnels. Or, l'économie est segmentée par des transactions dans lesquelles, pour chaque opération, les agents A et B ont le choix entre respecter leur parole ou tricher : elles pourraient ainsi confisquer les fonds versés ex ante pour l'exécution de l'entreprise, ne pas livrer le bien promis, ne pas effectuer le service promis, ne pas déterminer le prix, de telle façon qu'il pourrait être renégocié au moment de son paiement, sans considération de la prestation effectuée ou livrer un bien ou un service de qualité inférieure à la qualité attendue.
La rencontre du choix entre coopérer ou tricher produits quatre résultats possibles72 :
- si A et B trichent tous les deux, aucun d'eux ne gagne ni ne perd ;
- si A triche tandis que B coopère, A gagne la valeur de la transaction sans effectuer la contrepartie attendue (et vice versa) ;
- si A et B coopèrent, chacun d'eux ne gagne que le surplus de sa transaction.
Si l'on suppose que les deux entreprises ne sont pas contraintes par des normes sociales ou leur réputation et qu'il n'existe pas de rétribution ou de punition en dehors de cette interaction, alors la stratégie dominante est de tricher systématiquement73. Le raisonnement mobilise la notion de dilemme : soit B coopère, soit il triche. Si B coopère, A a intérêt à tricher car il gagne la valeur de la transaction sans payer de contrepartie.74 Si B triche, alors A a intérêt à tricher pour éviter de payer sa part. Donc, dans les deux cas, A doit tricher. Un raisonnement symétrique montre que B a intérêt à tricher.75
22. Cette situation est toutefois indésirable dans la mesure où l'économie repose sur la confiance. "Lorsque vous achetez des objets, vous devez faire confiance à la qualité du bien ou du service que vous achetez. Sinon, vous demanderez un prix inférieur ou refuserez d'acheter l'article. Dans les deux cas, le PIB baisserait car la valeur des produits non fiables est plus faible »76.
Si l'on se tient à ce résultat, comment expliquer le fait que toutes les économies développées connaissent des chaînes de distribution composées, en amont de fournisseurs et en aval de distributeurs, franchiseurs, etc. C'est-à-dire, comment expliquer que les agents économiques soient relativement confiants dans la parole de leurs partenaires ?
23.Il a été mis en évidence77 que, lorsque les transactions sont répétées sur une longue période avec de nombreux joueurs, chacun avec des stratégies différentes, les stratégies égoïstes avaient tendance à très mal fonctionner à long terme, tandis que les stratégies plus altruistes donnaient de meilleurs résultats, à en juger au seul intérêt personnel des participants.78 Il en a été déduit qu'un comportement altruiste est susceptible d'émerger bien que les agents soient motivés par leur seul intérêt.79 Après avoir réalisé une simulation en modélisant le dilemme précité80, il apparait clairement que structurer les interactions sur le long-termeest une solution au dilemme précité dans la mesure où ce type de structure crée des incitations rationnelles à coopérer.
24. Ainsi, nous espérons avoir contribué à démontrer que le prévis est une exigence universelle car il est, dans une certaine mesure, impliqué par les préférences individuelles des agents économiques et la structure des interactions sociales. Après avoir analysé la question de la ratio legis du préavis, il convient de voir comment est appréhendé le préavis en droit français. Suivant une distinction classique, nous étudierons les conditions (Titre 1) puis les effets (Titre 2) du préavis.
1. Qui a été substitué à l’article L. 442-6, 5° ancien du Code de commerce depuis l’ordonnance réformant le droit des pratiques restrictives de concurrence de 2019, ↩
2. Introduit par l’ordonnance réformant le droit des contrats de 2016 ↩
3. Vocabulaire juridique, dir G.Cornu ↩
4. L. 2512-2 Code du Travail ↩
5. R. 1225-1 Code du Travail ↩
6. Congés payés : D. 3141-6 ; Congé sabbatique : D. 3142-47 ; Congé pour création d’entreprise : D. 3142-45 Code du Travail ↩
7. L. 2261-9 §2 ↩
8:
9. P. Mousseron (dir.), Les usages : l'autre droit de l'entreprise, LexisNexis, 2014. ↩
10:
11. L. 313-12 CMF ↩
12:
13. L. 224-10 conso ↩
14. L. 224-33 conso ↩
15. Etendu au non-renouvellement des contrats à durée déterminé par l’article L. 442-1 du Code de Commerce ↩
16. Bail d’habitation : 1758 et s du Code civil ↩
17. L1234-1 et s. du Code travail ↩
18:
19. L. 134-11 du Code de Commerce ↩
20. Article L7313-9 du Code du travail ↩
21. Règl. 1400-2002, art. 3, paragr. 5, b ↩
22. Principes Unidroit 2010 article 5.8.1 (Droit savant) ↩
23. Article 6:109 Principles of European Contract Law (Droit savant) ↩
24. Article 1:109 (2) Draft Common Frame of Reference (Droit savant) ↩
25. § 2-309 (3) Uniform Commercial Code (Etats-Unis d’Amériques) ↩
26. Art. 1569 CODICE CIVILE (Italie) ↩
27. Common Law (Angleterre) ↩
28. Art. X.36 du Code de droit économique (Belgique) ↩
↑
29:
30:
31. Michael Porter, « How Competitive Forces Shape Strategy », Harvard Business Review, mars-avril 1979 ↩
32:
33:
34:
35:
36:
37:
38. « Les externalités [...] entraînent une défaillance du marché car l'équilibre des prix d'un produit ou d'un service ne reflète pas avec précision les coûts et les avantages réels de ce produit ou de ce service. L'équilibre, qui représente l'équilibre idéal entre le surplus des acheteurs et les coûts des producteurs, est supposé aboutir à un niveau optimal de production. Cependant, le niveau d'équilibre est déficient lorsqu'il y a des externalités importantes, ce qui crée des incitations qui poussent les acteurs individuels à prendre des décisions qui aggravent la situation du groupe. Ceci est connu comme une défaillance du marché. » How do externalities affect equilibrium and create market failure? (https://www.investopedia.com/ask/answers/051515/how-do-externalities-affect-equilibrium-and-create-market-failure.asp) ↩
39:
40:
41. Rogerson, W.P. (1992). Contractual Solutions to the Hold-Up Problem. The Review of Economic Studies, 4(59), 777-793. JSTOR 2297997 ↩
42. Grossman, Sanford J.; Hart, Oliver D. (1986). "The Costs and Benefits of Ownership: A Theory of Vertical and Lateral Integration" (PDF). Journal of Political Economy. 94 (4): 691. ↩
43. Nöldeke, G., & Schmidt, K. (1995). Option Contracts and Renegotiation: A Solution to the Hold-up Problem. The RAND Journal of Economics, 2(26), 163-179. ↩
44. Nöldeke, G., & Schmidt, K. (1995). Option Contracts and Renegotiation: A Solution to the Hold-up Problem. The RAND Journal of Economics, 2(26), 163-179. ↩
45:
46:
47. La Commission Européenne recommande que « Les contrats doivent être résiliés [...] en donnant un préavis suffisant à la partie à laquelle la cessation est imposée afin qu'elle récupère son investissement ». ↩
48:
49. Voir nos développements sur l’aménagement contractuel des effets du préavis dans la perspective d’optimiser la durée et les investissements du contrat de franchise ↩
50. « Du fait que nous ne pouvons pas faire deux choses à la fois, et que bien des décisions sont exclusives l’une de l’autre, tout acte, toute décision, toute activité humaine impliquant l’usage du temps comporte un coût qui est le montant des satisfactions alternatives que, par une autre décision, un autre usage de notre temps et de nos ressources (matérielles ou immatérielles) nous aurait rapporté. C’est ce que les économistes appellent le coût d’opportunité (opportunity cost), et qui correspond au coût du renoncement qu’implique nécessairement tout choix humain » (Henri Lepage) ↩
51. Fondé sur les « SWOT opportunities » : ↩
52. Le droit de la Common Law qui interdit la résiliation des contrats à durée indéterminé () n’est pas une exception dans la mesure où il a supplanté par les « implied terms » et les « statutes », tel l’Uniform Commercial Code américain (§ 2-309 (3)) ↩
53. Artificial Intelligence and Legal Analytics: New Tools for Law Practice in the Digital Age, Kevin D. Ashley, 2017 ↩
54. « Les relations à long terme ont, par leur nature même, un horizon temporel étendu. Le nombre, l’influence, la complexité, la difficulté et le coût, en anticipation, d’éventualités qui peuvent, d’une manière ou d’une autre, avoir une incidence sur les résultats contractuels, augmentent considérablement. Comment un contrat peut-il prévoir de manière adéquate un certain nombre d'événements futurs pouvant affecter le type et la qualité des inputs, les conditions de la demande et des fonctions de production, les aléas affectant la structure financière des partenaires contractuels, etc. ? Aucun moyen, est la réponse courte mais véridique » ↩
55. « Comment un fabricant peut-il démontrer, avec une force probatoire suffisante, que le distributeur fournit des conseils utiles et adéquats aux éventuels acheteurs, ou que le personnel du distributeur coopère avec les représentants du fabricant, ou que les efforts de promotion mis en œuvre sont satisfaisants ? » ↩
56:
57:
58:
59. « The concept of free riding in franchising and why it occurs » ↩
60:
61:
62:
63:
64:
65:
66. Ce type de contrat peut être définit par le fait qu’ils « incitent les parties à faire des efforts en s'assurant qu'elles tirent un bénéfice de la relation, un avantage qui est à risque si elles ne se comportent pas comme prévu. » ↩
67:
68:
69:
70. « Les incitations incluses dans un contrat de franchise dans ce contexte découlent de l’effet combiné de trois éléments : (1) le flot de rentes en cours, la surveillance exercée par le franchiseur sur le franchisé pour déterminer si le franchisé «se comporte mal » et (3) la capacité du franchiseur de résilier le contrat » ↩
71:
72. Axelrod, Robert (1984), The Evolution of Cooperation, Basic Books, ↩
73. Ce problème est appelé « Dilemme du prisonnier » dans les sciences sociales ↩
74. Axelrod, Robert (1984), The Evolution of Cooperation, Basic Books, ↩
75. Axelrod, Robert (1984), The Evolution of Cooperation, Basic Books, ↩
76:
77. Axelrod, Robert (1984), The Evolution of Cooperation, Basic Books, ↩
78. Axelrod, Robert (1984), The Evolution of Cooperation, Basic Books, ↩
79. Axelrod, Robert (1984), The Evolution of Cooperation, Basic Books, ↩
80. Dont les résultats se trouvent en annexe et la méthodologie sur mon site internet ↩